élections Indonésie 2014 : Prabowo Subianto : l’ordre, à nouveau ?

Standard

Après le gouverneur de Jakarta, Joko Widodo, candidat d’une coalition emmenée par le PDI-P, focus sur l’autre candidat à la présidentielle indonésienne de juillet prochain, Prabowo Subianto.

Une version de cet article a été publiée par le Journal International.

Il ira jusqu’au bout. Prabowo Subianto, 62 ans, est certain que son heure est venue. L’Indonésie, ce pays grand comme l’Europe, dont la diversité religieuse, ethnique et économique pose son lot régulier de défis à l’unité, ne peut avoir qu’un homme fort à sa tête, et si possible lui. Dans ses clips de campagnes qui saturent les écrans, outre les instantanés d’un pays mythifié, un tigre de Sumatra rugit, prêt à en découdre. Peu importe que l’espèce soit en voie de disparition, c’est une autre image qu’il faut retenir. Celle d’un homme qui veut redonner à son pays une grandeur jamais réalisée, avec pour ambition de devenir le moteur de cette Asie du Sud-Est en pleine transformation.

Né en 1951, dans une Indonésie qui cherche sa voie après près de trois siècles de domination hollandaise, Prabowo Subianto porte le prénom de son oncle, mort au cours de la guerre d’indépendance indonésienne d’entre 1945 et 1950. Petit-fils du fondateur de la principale banque du pays, fils d’un économiste qui sera ministre de l’économie de Suharto (1967-1998), c’est ce père qui le pousse à embrasser une carrière militaire. Diplômé de l’académie de Magelang  en 1974 (Java Centre, le Saint-Cyr indonésien) – où il a notamment croisé un certain Susilo Bambang Yudhoyono, président actuel de l’Indonésie – Prabowo est envoyé à vingt-six ans au Timor oriental. La colonie portugaise vient tout juste d’obtenir son indépendance, après la chute de Salazar à Lisbonne. L’Indonésie forte, conquérante et « généreuse » ne se résout pas à voir ce petit morceau d’île échapper à son autorité. À la fin 1978, il est à la tête de l’équipe qui capture et élimine Nicolau dos Reis Lobato, le président auto-proclamé du Timor-Leste.

« Monsieur gendre »

En 1983, en épousantSiti Hediati Hariyadi, l’une des filles du président Suharto, il lie définitivement son sort au régime autoritaire et anti-communiste de « l’Ordre nouveau », qui a pris le pouvoir en 1967, avec l’appui des militaires. Déjà respecté et craint pour son mélange d’intelligence et de cruauté, il est nommé cette même année, à trente-deux ans, numéro deux des forces spéciales indonésiennes, connues ensuite sous le nom de Kopassus. Il est, avec ses troupes, envoyé sur les fronts chauds d’une Indonésie qui ne veut pas rentrer dans le rang, et qui ne se résout pas à une unité proclamée mais bien difficile à réaliser : la Papouasie occidentale, le Timor oriental, la province d’Aceh. Partout où les Kopassus passent, il y a de la casse, et surtout chez les civils. Certains, dans les cercles du pouvoir de l’aristocratie jakartanaise, certains voient déjà d’un mauvais œil cette ascension un peu trop rapide de « Monsieur gendre ».

Et pour quelques émeutes de plus…

Son beau-père de président annonce en janvier 1998, à 77 ans, qu’il compte bien se représenter pour un septième mandat, alors que le pays est en plein dans la tourmente économique de la crise asiatique depuis un an. Le FMI a mis un pied dans la porte et compte bien imposer ses vues à force de pressions. Les amis d’hier de la guerre froide, au premier rang desquels bien sûr les États-Unis, cherchent une occasion pour lâcher cet allié un peu trop sulfureux qu’est devenu le régime Suharto, en raison de ses violations régulières des droits de l’homme. Surtout, la grogne au sein du pays commence à monter, face à la hausse incontrôlée des prix. En cette période chaotique, le pouvoir doit faire front, se rassembler, et pouvoir compter sur des proches en qui il a confiance. Prabowo est ainsi nommé en mars 1998 chef des Kostrad, la réserve stratégique, unité d’élite, qui doit entres autre assurer la sécurité de Jakarta en ces temps troublés. Peu importe que trois lettres, KKN – pour Korupsi, Kolusi dan Nepotisme (corruption, collusion et népotisme) -, cristallisent déjà tous les reproches faits au régime, l’heure est à la tentative de reprise en main. Les étudiants s’agitent dans les universités de la capitale et des grandes villes du pays. Les premières échauffourées annoncent le printemps indonésien qui va suivre. En mai, mois emblématique des manifestations s’il en est, tout s’emballe. La mort de quatre étudiants manifestants de l’université Trisakti de Jakarta tués par l’armée le 12 est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Le pays connaît alors trois journées d’émeutes et de pillages qui culminent à Jakarta avec la mort de plus de mille personnes, principalement d’ethnie chinoise. Une partie de la foule se joint aux émeutiers et se livre à la rapine de tout ce qui peut l’être dans les centres commerciaux, avant que certains ne soient incendiés. Il est désormais clair que le futur de l’Indonésie devra se faire sans Suharto. On soupçonne fortement Prabowo d’avoir été à la manœuvre pour avoir sinon provoqué, du moins laissé faire le chaos et les atrocités qui en ont découlé. Le chef des Kostrad se voyait en effet bien rafler la donne, appuyée par ses troupes, après la mise à la retraite forcée de son beau-père… Suspecté d’avoir voulu se livrer à un coup d’État, Prabowo est écarté dans une cérémonie humiliante au cours de laquelle le Général Wiranto, commandant en chef de l’armée lui retire une partie de ses galons.

Le général  Wiranto, commandant en chef de l’armée indonésienne, retire ses galons au lieutenant-général Prabowo le 23 mai 1998. ©thejakartapost.com

Le général Wiranto, commandant en chef de l’armée indonésienne, retire ses galons au lieutenant-général Prabowo le 23 mai 1998. ©thejakartapost.com

S’en suit alors un exil qui ne dit pas son nom en Jordanie et un divorce d’avec Siti, comme pour mieux tourner la page Suharto. L’histoire très sensible de ce mai 1998 ambivalent en Indonésie –début d’une nouvelle ère démocratique mais inaugurée dans le sang- reste à faire.

Retour gagnant ?

Après une traversée du désert au tournant du millénaire, Prabowo Subianto continue à tracer sa route et cherche à revenir dans le jeu politique de l’archipel. En 2004, alors que l’Indonésie élit pour la première fois son président au suffrage universel, il est candidat aux primaires au sein du Golkar (Golongan Rakyat, parti des groupes fonctionnel), le parti suhartiste, qui a survécu dans l’Indonésie de la reformasi. Il arrive bon dernier. Prabowo comprend alors que seul lui peut faire mentir l’Histoire, qui s’attache à le voir comme un homme du passé et dont beaucoup de gens murmurent encore qu’il a trop de sang sur les mains. L’instrument de cette ambition, qui ne se résout pas à cette nouvelle humiliation, se nomme Gerindra (Partai Gerakan Indonesia Raya, parti du mouvement de la grande Indonésie), véhicule tout à sa cause pour le conduire vers le Palais de l’Indépendance. Prabowo quitte donc le Golkar et fonde son parti en 2008 avec l’appui financier de son frère. Le parti se veut « social-démocrate » mais prône surtout la restauration d’un pouvoir fort et souverain, dans le contexte démocratique, qui sache imposer sa volonté au pays et le sorte des dérives de la décentralisation récente vue comme la cause de l’immobilisme. Plus insidieusement, il cherche aussi à agréger à lui les déçus de la transition démocratique. Une onde de nostalgie de l’Ordre nouveau semble traverser en ce moment la société indonésienne, période fantasmée et glorieuse de sécurité économique dans un pays confronté aujourd’hui aux défis de l’ouverture. Prabowo Subianto est candidat à la vice-présidence en 2009, sur un ticket emmené par Megawati Sukarnoputri, la fille du père de l’indépendance. Cette nouvelle tentative se solde là encore par un échec. Qu’importe, l’homme ne se voit de toute façon pas incarner les seconds rôles.

Les mauvaises langues se plaisent à raconter que le véritable cerveau de Prabowo réside dans la tête de son frère cadet, Hashim Djohohadikusumo, toujours là pour recadrer la campagne par gros temps. Comme ces derniers jours, quand un vent d’inquiétude a soufflé sur les milieux financiers du pays face aux volontés supposées de Prabowo d’expulser les entreprises étrangères. C’est Hashim, par ailleurs l’une des plus grosses fortunes du pays bâtie avec les appuis de son frère, qui a démenti et tenté de rassurer.

Starring Prabowo ou Putin van Jawa : une campagne à grand spectacle 

Une campagne électorale réussie réside aussi dans l’art de se mettre en scène et de manipuler les symboles. Cette dimension semble d’autant plus importante dans la campagne présidentielle actuelle, ultra centrée autour de l’opposition de personnalités, au détriment de réels débats de fond dans la jeune démocratie. Alors que de ce côté-là, l’autre favori Jokowi, semblait partir avec une longueur d’avance, incarnée par ses blusukan – apparitions inopinées et sans escorte dans les faubourgs de la capitale, à la rencontre de ses habitants les plus modestes, vêtu de blanc – Prabowo Subianto a su montré qu’il maîtrisait à son tour les codes du spectacle politique. En mars dernier, lors d’une immense messe à ciel ouvert de son parti à sa gloire, il a fait son entrée par les airs, se posant en hélicoptère dans le plus grand stade de Jakarta où était réunie la foule de ses supporters chauffée à blanc par les chanteurs de dangdut. Il a ensuite enfourché un étalon pur-sang arabe, pour un tour d’honneur triomphal, un kriss à sa ceinture, long couteau traditionnel des combattants de l’archipel. Les images de puissance, de majesté et de force en mouvement n’allaient pas sans rappeler l’esthétique déployée par un certain président russe…

Dans un stade de Jakarta, le 23 mars dernier, Prabowo Subianto inspecte « ses troupes » au cours d’un meeting géant. ©AFP

Dans un stade de Jakarta, le 23 mars dernier, Prabowo Subianto inspecte « ses troupes » au cours d’un meeting géant. ©AFP

 

 

 

 

 

 

Lors des élections législatives du 9 avril dernier, déterminantes pour la suite de la compétition, le parti Gerindra s’est classé troisième sur les douze autorisés à concourir, réussissant à quasiment tripler son score de 2009. Désireux de poursuivre cette dynamique, Prabowo vient de s’allier avec trois partis musulmans du pays et de choisir comme colistier Hatta Rajasa, ministre coordinateur pour les affaires économiques du gouvernement sortant. Il est bien décidé à prendre sa revanche sur le destin lors des élections présidentielles du 9 juillet prochain.

L’analyse du bloggeur darisinikesana sur le candidat Prabowo Subianto et la stratégie du PAN d’Hatta Rajasa :

Une coalition au premier abord surprenante

La décision de Gerindra de s’allier avec certains partis musulmans du pays peut paraître au premier abord surprenante. Que vient faire Prabowo Subianto, chantre du sécularisme indonésien par bien des aspects, avec ces partis qui pour certains prônent une application stricte de principes islamistes (sans pour autant que leurs chers dirigeants se les appliquent eux-mêmes) ? Cependant, en se penchant sur le contexte électoral indonésien actuel, cette stratégie peut sembler opportune. Si elle ne portera peut-être pas ses fruits – tant Joko Widodo semble favori – , elle n’en est pas moins adaptée. En effet, Gerindra s’est retrouvé rapidement aculé suite à la décision du Nasdem de s’allier au PDI-P. Les tractations incessantes entre partis politiques de l’Archipel ont montré une fois de plus l’implacable volatilité politique indonésienne. Dans cette perspective, il n’est plus question d’idéologie mais bel et bien de conservation du pouvoir. Comme l’a encore montré récemment le ralliement du Golkar au PDI-P, il n’est pas question de modifier un certain équilibre politique et une soif de pouvoir, partagée par l’ensemble de la classe politique du pays. Il est plus important de renforcer une oligarchie qui n’a cessé d’exister. Signalons à ce titre que Hatta Rajasa a récemment mariée sa fille au fils du président indonésien sortant, Susilo Bambang Yudhoyono.

Par ailleurs, Prabowo est attaqué de toutes parts – à juste titre ou non – sur le rôle qu’il aurait tenu en mai 1998. Dans cette perspective, les partis musulmans sont parmi ceux qui ne critiqueront sans doute pas les actions supposées de l’ancien membre des forces spéciales indonésiennes. Ainsi, ces mêmes partis sont soupçonnés – à forte raison – de participer de façon active à la campagne de déstabilisation et de calomnie à l’encontre de Joko Widodo, qualifiant ce dernier de chrétien ou de chinois, suivant le sens du vent. Peu de chances doncde voir le PPP ou le PKS critiquer Prabowo sur les enlèvements d’activistes des droits de l’homme dans les années 1990 ou sur son rôle dans les émeutes de mai 1998.

Ainsi, les partis musulmans ont décidé pour certains de suivre Prabowo. Lui, l’ancien général, grand admirateur de Napoléon, a pourtant toujours été perçu comme un adversaire de cet Islam indonésien aux tendances parfois radicales et représenté par le PKS et le PPP, qui ont pourtant décider de rallier la coalition menée par Gerindra. Mais la volatilité politique indonésienne est telle que ces partis ont préféré rejoindre celui qui aurait pu être leur meilleur ennemi plutôt que d’embraser la cause d’un PDI-P, qui fut pourtant l’allié du PPP entre 2001 et 2004. Quant au PAN, son ralliement puise ses sources dans plusieurs causes.

Prabowo Subianto et son candidat à la Vice-présidence, Hatta Rajasa. © tribunnews.com

Prabowo Subianto et son candidat à la Vice-présidence, Hatta Rajasa. © tribunnews.com

Il y a tout d’abord l’inimité entretenue par Amien Rais, père spirituel et conseiller écouté du mouvement, vis-à-vis de Jokowi. Amien Rais fut l’un des premiers critiques du gouverneur de Jakarta. Il y aussi la volonté pour le PAN de s’émanciper. En s’alliant à Gerindra, le PAN s’impose comme une force politique qui compte. C’est Hatta Rajasa qui sera le candidat à la Vice-présidence du ticket Gerindra-PAN.

Hatta Rajasa et les limites du PAN

Le ministre coordinateur pour les affaires économiques est-il le candidat idéal, celui qui permettra à Prabowo d’accéder à la fonction suprême ? Rien n’en est moins sûr. Si cette stratégie apparaît comme la seule disponible, le pédigrée du dirigeant du PAN laisse songeur. Ainsi, sur les réseaux sociaux indonésiens, Hatta est attaqué sur ses « résultats » comme ministre. Ces derniers sont critiquables et l’appétit pour le pouvoir du PAN peut se retourner contre ce dernier. Critiquée au sein de son propre parti, cette stratégie puise ses sources dans une volonté de s’émanciper et d’apparaître aussi comme une force politique qui compte.

Cependant, si le bilan du candidat du PAN est critiqué, sa personnalité l’est aussi. Ainsi,l’accident mortel dans lequel fut impliqué son fils la nuit de la Saint Sylvestre 2012 laisse dire à de nombreux indonésiens qu’un homme incapable de contrôler son fils ne pourra accomplir sa tâche de Vice-président.

Quant au ralliement du PAN à Gerindra, la cible des critiques reste Amien Rais. L’ancien président de l’Assemblée Nationale indonésienne, qui était l’un des principaux leaders de la Reformasi, apportant son soutien à celui qui est considéré par de nombreux observateurs comme le responsable des actes criminels menés. Mais si le vieil Amin n’est pas exempt de critique, il serait mal venu de le prendre pour un débutant dans l’arène politique. L’ancien dirigeant du PAN a bel et bien perçu qu’il existait une fracture entre Jakarta et le reste de l’Indonésie. Il a aussi bien compris, lui l’ancien soutien à la démocratisation, que dans les villages, il existe une certaine nostalgie de l’Ordre Nouveau. Non pas dans son ensemble, mais de l’absence d’un leader fort. Ainsi, il existe plusieurs Indonésie(s), notamment au niveau politique.

Et si la défaite se produisait ? Car à n’en point douter, Jokowi sera le favori de l’élection. Le récent soutien du Golkar plaide en ce sens en même temps qu’il réduit à néant l’idée prônée par le PDI-P d’une révolution mentale. Dans ce cas de figure – qui devrait être celui de septembre 2014, le PAN s’affirmera comme le second parti d’une « opposition » qui n’en est pas une. Il sera une force politique, qui pourra aussi, en suivant la volatilité politique indonésienne, composer avec le gouvernement en place. Au final, la posture du PAN est peut-être la seule possible afin de sortir le parti d’une crise interne bien couvée mais pour autant présente.

Une stratégie d’alliance qui pourrait se retourner contre Prabowo

Divorcé, cible, comme son concurrent Jokowi, de rumeurs pour le moins sordides, voire de dossiers plus ou moins documentés remontants à la surface, (ainsi la mère de Prabowo serait chrétienne et il aurait été mutilé par des guérilleros au Timor ou en Papouasie, selon les sources) Prabowo n’a pour lui que son image d’homme fort.  Dans cette perspective, le candidat de Gerindra pourrait se retrouver la cible de ses propres alliés. Quant aux accusions relatives aux années 1990 et aux émeutes de mai 1998, Prabowo n’en démords pas. Sans se défausser, il rappelle qu’il était un militaire, suivant des ordres. Et quand on évoque les kidnappings d’activistes indonésiens, il répond sans ciller que : « dans certaines administrations, on aurait pu nommer cela de la détention préventive, et si le régime change, nous appelons cela du kidnapping ».

ÉLECTIONS INDONÉSIE 2014 : Jokowi, la fin d’un faux suspense

Standard

La nomination du très populaire gouverneur de Jakarta comme candidat à la présidentielle a mis fin aux spéculations qui couraient depuis plus d’un an. Son parti, le PDI-P, n’a pu que se résoudre à le choisir et a annoncé spectaculairement sa décision vendredi dernier.

Breaking News de Metro TV pour annoncer la candidature de Jokowi. © AR

Ce dimanche 16 mars a marqué le lancement officiel de la campagne pour les élections législatives qui auront lieu en Indonésie le 9 avril prochain. Depuis quelques semaines déjà, les villes et villages de l’archipel se sont vus abondamment parés des couleurs des partis en présence, pour une campagne dont l’enjeu principal est de se compter pour définir ensuite les alliances en vue de l’élection présidentielle de juillet. La constitution indonésienne interdit en effet au président sortant, Susilo Bambang Yudhoyono, de prétendre à un troisième mandat, et l’Indonésie aura donc quoi qu’il arrive une nouvelle personnalité à sa tête.

Le jeu semble encore assez ouvert, et les tractations entre partis et en leur sein même vont bon train depuis de nombreux mois, présupposant çà et là des alliances à géométrie variable pour l’emporter. Deux candidats font depuis quelques mois déjà figure de favoris. L’ancien commandant des Forces Spéciales et ex-gendre du dictateur déchu Suharto, PrabowoSubianto, 62 ans, dispose d’un parti à sa main, Gerindra (Great Indonesia Movement Party) après longtemps avoir appartenu au Golkar, le parti suhartiste. Il a annoncé son intention de concourir dès 2011. Lié aux milieux des affaires et à l’armée, il incarne un type d’homme politique relativement classique dans le paysage politique local. Face à lui, a émergé sur la scène politique nationale, Joko Widodo, dit Jokowi, 52 ans. Celui que certains n’ont pas hésité à surnommer le « Obama de Jakarta » a connu en quelques années une ascension éclair. Élu maire de Solo (Java Central) en 2005 sous l’étiquette PDI-P (Parti démocrate indonésien-Combat), cet entrepreneur musulman dans le secteur du meuble a vite su attiré les projecteurs sur sa ville natale, en y développant le tourisme et réinvestissant sa dimension culturelle.

Les médias s'arrachent ce communicant hors-pair. ©solopos.com

Les médias s’arrachent ce communicant hors-pair. ©solopos.com

Bénéficiant d’une image d’homme simple, pragmatique, faisant campagne au plus près du peuple, le Javanais n’a pas tardé à être remarqué par les médias qui en ont rapidement fait leur coqueluche, faisant souffler un vent de fraîcheur sur un paysage politique quelque peu sclérosé dans la jeune démocratie. Adepte des « coups médiatiques », il a par exemple fait à la fin 2011 la Une de tous les journaux du pays en se rendant personnellement au bureau de la Compagnie nationale d’électricité qui avait coupé le courant à sa ville pour un retard de paiement. Dans une mise en scène calculée, muni de milliers de petites coupures et de pièces, il a fait sensation en s’acquittant des près de 9 milliards de roupies dues (environ un million $) devant les caméras et les objectifs de tout l’archipel.

Qualifié de « néo-populiste » par ses détracteurs pour ses méthodes, il s’est ensuite lancé à l’assaut de Jakarta, poussé par un mouvement d’opinion dont les médias se sont à nouveau fait l’écho…ou l’inverse. La plus grande ville d’Asie du Sud-Est connaît en effet des problèmes dantesques de circulation, de pollution et d’inondations régulières, et les inégalités entre ses habitants sont criantes, comme dans de nombreux pays en développement. Allié au Sino-indonésien Ahok (Gerindra), il est parvenu à devenir gouverneur du « gros durian » en septembre 2012 au terme d’une campagne très disputée. Appliquant à la capitale les méthodes de communication qui lui ont réussi à Solo, on l’a régulièrement vu déambuler (blusukan) dans les faubourgs les plus déshérités de la ville, allant à la rencontre des habitants, vêtu simplement…comme pour mieux souligner le contraste avec la classe politique affairiste et réputée corrompue du pays.

Dès lors, il n’est pas surprenant que son nom ait circulé comme un bruit de plus en plus insistant pour la présidentielle de cette année. Depuis presque un an déjà, des sondages réguliers le donnent gagnant, face à l’ensemble des prétendants déclarés ou putatifs.

Megawati lit la déclaration manuscrite nominant Jokowi comme candidat à l’élection présidentielle. © Jakarta Post

Cependant, Jokowi n’est pas chef de son parti, le PDI-P. Ce dernier, qui assume une ligne vaguement social-populiste et nationaliste, en plus du Pancasila, comme tous les partis du pays, est dirigé par Megawati Sukarnoputri, la fille du père de l’indépendance Sukarno, elle-même chef de l’Etat entre 2001 et 2004 suite à la destitution d’Abdurrahman Wahid. Battue ensuite à deux reprises en 2004 et 2009, il se murmure que « Mega » se voyait bien y retourner malgré ses 67 ans et le fait que les Indonésiens ne voient plus en elle une personnalité d’avenir. Une tentative également avortée semble avoir eu lieu pour positionner sa propre fille, Puan Maharani, quarante ans, comme candidate, dans un schéma dynastique bien connu en Asie du Sud-Est. Harcelée de questions depuis des mois pour savoir si elle accorderait le soutien du parti à Jokowi, elle n’a cessé de vouloir gagner du temps dans l’espoir semble-t-il de préserver les chances de son propre clan, indiquant que le candidat ne serait désigné qu’après les législatives. Cette stratégie s’est au final retournée contre elle, contribuant à alimenter l’image d’un vieux parti, où l’appareil ne laissait pas sa chance à son principal talent. Dès lors, « Ibu Mega » s’est résolu à accorder sa confiance à Jokowi pour porter les couleurs du parti à la présidentielle. L’annonce surprise en a été faîte ce vendredi 14 mars, dans une mise en scène à la soviétique, où une déclaration manuscrite lue par sa fille Puan Maharani annonçait le choix de la fille de Sukarno. Toutes les télévisions du pays étaient alors en « breaking news » pour montrer l’importance de l’événement qui signe en effet le début de la période active de la campagne électorale. Si le calendrier semble s’être accéléré, de nombreuses interrogations demeurent en suspens quant à la stratégie qu’adoptera le désormais candidat Jokowi. Outre les règles électorales spécifiques à l’Indonésie qui impose à un parti de détenir au moins 20% des 560  sièges de l’Assemblée pour présenter un candidat à la magistrature suprême, l’attention des observateurs se reportent désormais sur les alliances à venir entre les partis, et notamment la formation des tickets. A l’instar des Américains, les Indonésiens élisent en effet un président et un vice-président. Ceux-ci sont en revanche issus généralement de deux partis différents représentant la coalition qui se propose de diriger le pays. Pour Jokowi, les noms de l’ancien vice-président Jusuf Kalla, du vice-gouverneur de Jakarta « Ahok » circulent aux côtés de ceux de Puan Maharani, ou même…Prabowo Subianto. Il est dans tous les cas difficile d’établir des conjectures avant le résultat des législatives du 9 avril qui seront déterminants pour la suite de la compétition.

Finally, Jokowi Declares Bid for Presidency

Jokowi embrassant le drapeau merah putih suite à l’annonce de sa nomination. © en.tempo.com

Ses adversaires mettent en avant son maigre bilan à Jakarta, notamment en termes de transports, axe central de sa campagne d’alors, et sa relative inexpérience. Beaucoup s’interrogent également quant à la déclaration tardive du candidat, alors que les tractations vont déjà bon train entre les autres formations depuis plus de six mois, sur fond de présidence agonisante de Susilo Bambang Yudhoyono, minée par les scandales de corruption.

Les marchés semblent en revanche avoir choisi leur candidat, la bourse de Jakarta clôturant en hausse de 3,2% ce vendredi suite à l’annonce de candidature.

JKW4P, ou “Jokowi for President”, nouvel hashtag populaire sur Twitter. ©beritabali.com

L’analyse de Darisinikesana sur le phénomène Jokowi et les candidats à la vice-présidence.

Une perception jakartanaise des choses

Sans nul doute, Jokowi bénéficiera au cours de la campagne du soutien sans faille du PDI-P. Cependant, à la suite de l’annonce de la candidature de la nouvelle égérie de la politique indonésienne, Megawati – la chef du parti – a décidé de rappeler aux cadres du PDI-P qu’elle a accepté leur décision de nommer Jokowi mais qu’elle considérera les cadres comme responsables si Jokowi n’est pas élu. Une façon pour la fille du père de l’indépendance de se préserver elle aussi une porte de sortie en cas d’échec.

Car si tous les voyants sont aux verts pour Jokowi, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit avant toute chose d’un soutien jakartanais. Or, de Subang à Merauke, l’Indonésie est belle et bien un ensemble complexe et distinct. Ici ou là, le Golkar, les partis islamistes, mais aussi Hanura et Gerindra recevront de forts soutiens. De la part de générations habituées à voter pour un parti plutôt que pour son porte-drapeau. Mais aussi de la part de votants qui pour certains ne cessent de regretter le temps passée de l’Ordre Nouveau (1967-1998). Ce qui peut être perçu depuis Paris, Londres, Canberra et Washington comme un déni de démocratie puise ses sources dans un mal-être plus profond, celui de la décentralisation. Cette dernière, qui accompagna – voir illustra mieux que toute autre réforme – la transition démocratique, est aujourd’hui très critiquée. Elle a en outre surdéveloppé les niveaux de pouvoirs et, par extension, la corruption. Ainsi, comme se plaît à le répéter l’historien Kevin O’Rourke, « l’Indonésie démocratique peut être comprise si l’on y appose la grille de lecture de l’Occident médiéval ». Ce même observateur conseille vivement a tout chercheur de relire Marc Bloch, pour comprendre comment les fonctionnaires indonésiens achètent leurs charges, tels les vassaux du Moyen Age, et doivent par la suite rembourser la mise de départ. Dans cette perspective, des personnalités fortes telles que Surya Palo pour le Nasdem, Wirantopour Hanuraou encore Prabowo, sont susceptibles de séduire une large frange de la population.

La dangereuse question des alliances

Comme exposé plus haut, il convient de noter que si la candidature de Jokowi va changer la donne, elle n’en demeure pas moins suspendue aux résultats des élections législatives. Suivant ces dernières, le PDI-P décidera de s’allier à un autre parti et formulera un ticket avec un vice-président. À n’en pas douter, les habituels opportunistes ont déjà commencée à mener des tractations avec le PDI-P. Parmi eux, l’ancien VP Jusuf Kalla, le ministre coordinateur pour les affaires économiques et dirigeant du PAN Hatta Rajassa et l’inénarrable Mafhud MD, ancien président de la cour suprême indonésienne. Jusuf Kalla porte en lui tout le sel de la politique indonésienne : pluraliste, il soutient dans son fief de Sulawesi des mouvances radicales que l’on sait aujourd’hui liées à une affaire de trafic d’explosif vers les Philippines. JK ayant une revanche à prendre sur son précédent parti, le Golkar, il a d’ores et déjà annoncé qu’il attendait le résultat des législatives pour se prononcer.

Jusuf Kalla, vice-président entre 2004 et 2009, en piste pour un nouveau mandat ? © Wikipedia

Hatta Rajassa symbolise lui aussi cette classe politique avide de pouvoir et opportuniste au possible. En mariant sa fille avec le fils de SBY, le président sortant, il a scellé une alliance que peu au sein du PAN goûte aujourd’hui. Déclarant tour à tour être candidat à la VP aux côtés de Jokowi et/ou du parti démocrate, Hatta a réussi à se désolidariser de la vieille garde de son propre parti, en laissant l’accès aux postes de responsabilités de laMuhammadiyah à des membres du PKS, autre parti musulman.

Mafhud MD a tout d’abord proposé au parti démocrate, actuellement leader de la coalition au pouvoir, de se présenter sous ses couleurs. En apprenant qu’une primaire serait organisée, l’ancien chef de la cour suprême a finalement refusé de concourir. Il a par la suite proposé ses services au PKB, le parti de feu le président Gus Dur (1999-2001). Cependant, les cadres du parti ont préféré soutenir la candidature de l’auto-proclamé King of Dangdut – chanson populaire indo-malaise – RhomaIrama. Après cet affront de taille, il ne fait nul doute qu’une fois les législatives passées, Mafhud proposera àJokowi un ticket gagnant.

Reste alors l’alliance qui paraissait la plus probable. En vertu d’un accord « secret », PDI-P et Gerindra devaient concourir ensemble cette année. Après le soutien apporté par Gerindra à Jokowi dans le cadre des élections au poste de gouverneur de Jakarta en 2012, tout le monde s’attendait à un tel ticket, qui risque de ne pas voir le jour. En effet, à l’annonce de la candidature de Jokowi à la présidence ce vendredi, PrabowoSubianto s’est empressé dedénoncer le non-respect de cet accord par le PDI-P. Ce qui pourrait au final poser un problème pour la candidature de Jokowi. En effet, si le gouverneur de Jakarta rempli l’une des conditions en étant Javanais, il n’est pas un ancien militaire. Or, l’expérience semble montrer que si l’on veut accéder au pouvoir dans la troisième démocratie du monde, il faut être soit même militaire ou être accompagné d’un VP ayant servi sous les drapeaux.

Joko Widodo et Prabowo Subianto, au temps de l’alliance pour conquérir Jakarta. © politik.kompasiana.com

Le poids de l’armée

Les militaires indonésiens ne disposent pas du droit de vote. Ils ont par ailleurs perdu les sièges au parlement dont ils disposaient sous Suharto. Beaucoup ne voient plus les forces armées comme étant un acteur déterminant de la politique indonésienne. C’est une erreur communément admise et que la communauté des journalistes étrangers en Indonésie ne cesse de relayer. En effet, si le temps de la DwiFungsi(double fonction) est bel et bien fini, les militaires ne cessent d’influencer la politique du pays. Présents partout mais discrets, ils disposent des liens et réseaux indispensables.

Dans un contexte régional ou les anxiétés stratégiques ne cessent de croître, et ou l’Indonésie a amorcé une modernisation de ses forces armées, un ticket électoral sans militaire à bord poserait problème. Gus Dur, mais aussi Megawati (2001-2004) ont essayé de faire sans et n’ont pu tenir. Pour rappel, lorsque l’armée encercle le palais présidentiel en 2002, les canons des blindés sont tournés vers ce dernier et non vers la foule. L’erreur est de penser qu’aujourd’hui, le poids de l’armée est insignifiant dans la politique indonésienne. Encore récemment, ce ne sont pas les déclarations du ministre des affaires étrangères ou du présidentindonésien qui ont marqué les relations avec l’Australie, mais celles du Chef d’État-Major des Armées.

Le PDI-P peut cependant compter sur des personnalités comme TubagusHassanudin, ancien général. Mais cela suffira t’il face à des forces armées qui voient – à juste titre – en Jokowi un candidat n’ayant aucune expérience et connaissance des affaires étrangères et des questions de défense et de sécurité ? Il semble acquis que le plus gros du combat viendra pour le PDI-P à la suite des électionslégislatives. Il s’agira alors de bien choisir un VP qui réponde aux aspirations nationalistes indonésiennes, pas vraiment visible dans l’upper middle class jakartanaise mais si diffuse et prégnante dans le reste de l’Indonésie…

Cet article est le fruit d’une collaboration avec le bloggeur Darisinikesana.